Troubadour trouble-fête

La première publication de cet article a eu lieu le 25 octobre 2009.

Ourson débarqua parmi nous à Vencimont un soir de l’été 1972. Nous le connaissions déjà comme ancien de Tubize-Bruyère. Faon l’avait rencontré par hasard dans un train : « Ne viendrais-tu pas faire l’intendance de notre premier grand camp ? » lui avait-il proposé. Mais au deuxième jour de camp, nous étions toujours sans nouvelle. À la veillée, dans le fond de la prairie, un superbe feu illuminait nos visages enthousiastes. Nous étions seuls dans la forêt. Les tentes ne se distinguaient déjà plus. À la sortie du village, il fallait remonter la Houille sur deux kilomètres pour atteindre la clairière où nous chantions. Soudain, Faon entendit un cri. Il pensa que ça s’adressait à lui et fit taire les scouts. Puis il bondit à travers la prairie, sauta par-dessus le ruisseau et grimpa dans les fourrés en direction du chemin forestier.

Ourson marchait droit devant lui presqu’à l’aveugle. Confiant dans la promesse que Faon lui avait faite, il l’appelait de temps en temps. On l’avait vaguement renseigné au village. Des scouts lui avaient même proposé de l’accueillir pour la nuit s’il rentrait bredouille. Il s’était lancé à notre recherche avec son sac à dos et un lecteur de cassette en bandoulière. Dans le silence de notre campement, le moindre bruit de la nature nous parvenait. Bientôt le crépitement du feu fut couvert par des pas dans l’herbe haute et des éclats de voix. Ourson nous apparut tout à coup en pleine lumière. De son énorme rire, il salua l’assemblée ébahie. C’était la première fois que Saintes le voyait. Ce n’était pas prévu. Pas comme ça. C’était magique.

L’homme était impressionnant. De souche ardennaise, il avait grandi à Bruxelles dans une famille nombreuse et dû affronter la vie dure. Puis il avait découvert la chanson et la guitare qui devinrent sa passion. L’admiration qu’il vouait à Brassens était sans limite. Son répertoire comprenait aussi Hugues Aufray chantant Dylan. Il jouait divinement L’orage et La fille du nord ainsi que des morceaux de son cru. À dix-neuf ans, il venait de se faire engager comme régisseur à Forest National. Le milieu des artistes était devenu son quotidien. Et il faisait entrer à l’œil.

L’intendant surprise était venu prendre une semaine de vacances avec nous. Le chef de troupe comptait sur lui pour participer à la réalisation du premier grand camp. D’un côté il y avait un homme au travail, de l’autre quatre garçons aux études. Lui se battait avec la vie tandis que nous consacrions nos loisirs aux scouts. Nos affinités spontanées cachaient en réalité des maturités différentes. Un jour, à la cabane de pêche qui servait d’intendance, Ourson avait raillé l’autorité de Faon : « Tu es un militariste ! » lui avait-il lancé. Mais leur désaccord était bien plus profond. Pour eux, les règles à respecter ou à enfreindre n’étaient pas les mêmes. Leur divergence était si grande qu’elle allait conduire à la rupture du staff.

Après six jours d’intendance, de vie commune et de musique, Ourson nous quitta comme prévu. Le camp se termina peu après. Vencimont fut une réussite au-delà de nos espérances. Mais l’attrait de Forest National ajouté aux liens récemment renoués amena quelques chefs à retrouver occasionnellement l’ex-intendant. En outre, c’est à cette époque que le goût du folk et l’expérience de la scène le poussèrent à relever un défi surprenant, à faire venir un chanteur en concert à Tubize. Le 18 novembre 1972, il organisa seul un récital unique Hugues Aufray au Gymnase. Ce fut une première, un exploit de pionnier que copièrent ensuite sans vergogne les édiles communaux.

Faon et Ourson avaient un caractère entier mais des cultures différentes. Chacun nous séduisait par son charisme tandis que leur relation tournait progressivement à l’inextricable. Couronnement de tout, une passion aussi fulgurante qu’impossible naquit entre Ourson et une cousine de Faon.

En marge de ces tensions secrètes, la troupe continuait de grandir, d’évoluer, objet de tous nos plans, bénéficiaire de tous nos soins. En elle nous cristallisions notre amour du scoutisme. Faon désirait qu’on prenne parti pour lui, espérait qu’on oublie un jour le troubadour venu troubler la fête à Vencimont. Mais la tête est dure à vingt ans. Personne n’a plié. Le bel idéal de Faon s’est lentement estompé. La folle idylle d’Ourson s’est douloureusement évaporée. À l’issue du second grand camp, Faon me confia la troupe et quitta Saintes pour toujours. Aiglon son frère le suivit. Resté prudemment en dehors de cet imbroglio, Castor reprit les rênes avec moi.

La jeune troupe n’a pas vu la brisure du staff. Les merveilleuses impulsions créatrices de Faon ont fait place à la sérénité, à l’entretien de l’acquis. Nous avons vaillamment abordé la troisième année, bien décidés à poursuivre le travail entrepris. Car nos énergies étaient intactes et nos idéaux n’avaient rien perdu de leur beauté.

Fig. 1. Ourson à Forest National.

Fig. 1. Ourson à Forest National.

Fig. 2. Hugues Aufray à Tubize.

Fig. 2. Hugues Aufray à Tubize.